par Nkolo Foé – Le Sommet du FOCAC qui s’est tenu à Beijing les 4 et 5 septembre 2024 avait pour thème « Travailler ensemble à promouvoir la modernisation et à construire une communauté d’avenir partagé Chine-Afrique de haut niveau. » Deux mois après cet important évènement, quelles leçons en tirer ?
Dès sa clôture en effet, de nombreux comptes rendus dans les médias ont souligné les enjeux stratégiques de cette rencontre qui se tenait dans un contexte nouveau, marqué par l’affirmation du Sud global comme acteur décisif des relations internationales. Sur ce point précis, les propos du président Xi Jinping s’étaient inscrits dans la continuité des déclarations antérieures, notamment, celles faites respectivement au Sommet des BRICS de Johannesburg en 2023 et lors de la cérémonie commémoratives du 70e anniversaire de la Déclaration des Cinq Principes de la Coexistence Pacifique en mai 2024.
Or, depuis le sommet de Beijing 2018, où les pays africains avaient marqué un intérêt croissant pour l’Initiative la Ceinture et la Route, il était de plus en plus clair que le partenariat sino-africain entrait dans une nouvelle phase qui reflète la volonté des dirigeants chinois de faire jouer au Sud global, un rôle de plus en plus grand sur la scène internationale. La question qui se pose est donc la suivante : les partenaires africains de la Chine sont-ils pleinement conscients de ces enjeux ? La Chine pousse le continent noir à accélérer sa modernisation. C’est connu. Mais, quelle est la compréhension que les Africains ont de cette incitation ? Les choses se compliquent davantage lorsque le parti communiste souligne la vocation socialiste de la modernisation chinoise. Qu’est-ce qui explique un tel choix ? Dans son discours liminaire lors de la cérémonie d’ouverture du sommet 2024 du FOCAC, le président Xi Jinping a souligné le caractère inadapté de l’approche occidentale de la modernisation ? En fait, cette spécification signifie que la modernisation chinoise constitue un véritable projet de civilisation.
Appréhender les choses sous cet angle permet donc de lever des équivoques, et surtout de fournir aux pays africains les clés de compréhension de cette modernisation chinoise tant enviée. Le partenariat sino-africain est arrivé à un stade où les Déclarations et les Plans d’action adoptés nécessitent un éclairage sinon philosophique, du moins théorique et doctrinal. C’est l’objet de cette série d’articles que je propose au public africain. L’affirmation fondamentale suivante servira de fil conducteur : la modernisation chinoise, qui est appelée à servir de modèle à la modernisation africaine, est un authentique projet philosophique dont il importe de saisir les contours, avant de se pencher sur le détail de la déclaration finale et du plan d’action publié. L’article porte donc sur les enjeux philosophiques de la modernisation chinoise.
La modernisation chinoise et ses enjeux philosophiques
Sous la république populaire, les fondements philosophiques de la modernisation chinoise avaient été posés par Mao Tsé-Toung lui-même. Ces fondements sont constamment rappelés par tous ses successeurs, en particulier, le président Xi Jinping. Loin d’être une génération spontanée, la République populaire est l’émanation d’une grande idée philosophique, l’Empire du Milieu partageant ce privilège avec quelques rares pays au monde comme par exemple les Etats-Unis d’Amérique de 1776 et la France de 1789. En effet, ces deux grands Etats modernes furent fondés sur des principes issus de la philosophie des Lumières. Ces principes portent notamment sur les droits naturels et politiques des hommes. Cette caractéristique s’applique également à la Russie bolchevique qui tirait son essence de la doctrine de Karl Marx, Friedrich Engels et Vladimir Ilitch Lénine.
S’agissant de la Chine nouvelle, l’idée philosophique à la base de sa formation avait été mise en œuvre progressivement depuis au moins la Révolution de 1911 et l’avènement de la République, notamment avec le Dr Sun Yat-sen, après les tentatives infructueuses de la fin du 19e siècle, avec des figures éminentes comme Wang Tao, l’empereur Tongzhi, Lin Zexu, Zeng Guofan, Zuo Zongtang, Li Hongzhang, etc. Cette idée s’était précisée avec le Mouvement du 4 Mai 1919, avant de s’incarner définitivement dans la « république populaire », étape décisive vers la construction d’un grand pays socialiste moderne. Pour le Parti communiste chinois, la réalisation de ce dernier objectif semble désormais à portée de main.
Le philosophe allemand Emmanuel Kant enseignait que la théorie sans la pratique est inutile, et la pratique sans la théorie est aveugle. Kwame Nkrumah, philosophe et homme d’Etat ghanéen, avait reformulé cette idée en affirmant que la pratique sans théorie est aveugle, et la théorie sans pratique est vide. En fait, le projet de Nkrumah était de préciser l’idée de Lénine selon laquelle, il n’y a pas de mouvement révolutionnaire sans théorie révolutionnaire.
Les dirigeants politiques africains qui traitent avec le Parti communisme chinois semblent insuffisamment édifiés sur le fait que depuis sa fondation en 1949, la République populaire de Chine est gouvernée par une élite d’intellectuels organiques, de savants et de penseurs. C’était déjà le cas de Mao Tsé-Toung lui-même, dont le nom apparaissait sous le sigle des 3M, aux côtés de ceux de Marx et de Marcuse, dans les manifestations de révoltes étudiantes qui avaient secoué les pays du capitalisme avancé au cours de la décennie 1960-1970. Ceci est également vrai de l’actuel dirigeant chinois Xi Jinping, lecteur assidu de Goethe, Shakespeare, Dostoïevski, etc., dans sa jeunesse.
Pour que le partenariat avec la Chine soit fructueux, notamment dans le cadre du FOCAC, il importe que les hommes politiques et les intellectuels africains assimilent parfaitement ce background intellectuel, doctrinal et philosophique qui, seul, peut fournir les clés de compréhension de la modernisation chinoise, laquelle sert aujourd’hui de modèle à la modernisation africaine.
Le thème du FOCAC 2024 avait permis à Xi Jinping de donner un aperçu de la vision du monde du Parti communiste chinois sur la modernisation. Dans son discours du 5 septembre 2024, le président chinois avait notamment déclaré : « La modernisation est un droit inaliénable de tous les pays. Mais l’approche occidentale en la matière a infligé d’immenses souffrances aux pays en développement. »
Le président chinois avait poursuivi son propos en affirmant : « Depuis la Seconde Guerre mondiale, les pays du tiers monde, représentés par la Chine et les pays africains, ont accédé à l’indépendance et au développement les uns après les autres, et se sont efforcés de réparer les injustices historiques du processus de modernisation. »
Le Secrétaire général du Parti communiste chinois avait alors précisé : « Alors que nous nous apprêtons à célébrer le 75e anniversaire de la République populaire de Chine, nous mettons tout en œuvre pour construire un grand pays socialiste moderne à tous égards et pour poursuivre le renouveau national par la voie chinoise de la modernisation. »
Invitant l’Afrique à suivre la Chine sur la voie de la modernisation, Xi Jinping dit que « l’Afrique se réveille également à nouveau et le continent avance à grands pas vers les objectifs de modernisation énoncés dans l’Agenda 2063 de l’Union africaine ». Il conclut en disant : « La poursuite conjointe de la modernisation par la Chine et l’Afrique déclenchera une vague de modernisation dans les pays du Sud et ouvrira un nouveau chapitre dans notre quête d’une communauté de destin pour l’humanité. » Dans cette déclaration, la Chine se dit « prête à soutenir tous les pays dans l’exploration de voies de modernisation adaptées à leurs conditions nationales et à contribuer à garantir l’égalité des droits et des chances pour tous les pays. »
Le président chinois parle de la réparation des injustices historiques engendrées par la modernisation occidentale. De quoi s’agit-il donc ? Depuis les années 1920 jusqu’à la révolution de 1949, l’impératif de réparer les torts causés aux peuples dominés par les pays impérialistes avait beaucoup pesé sur les choix du peuple chinois en lutte. Dans sa critique de la dictature bourgeoise, Mao explique pourquoi 90% de la population chinoise était favorable à la fondation d’une république basée sur une politique et une économie de démocratie nouvelle, et pourquoi aucun autre chemin ne pouvait être admis, notamment celui menant à l’installation en Chine d’une société capitaliste de dictature bourgeoise comme c’était par exemple le cas en Europe et en Amérique.
Mao expliquait que ni la situation internationale ni la situation intérieure ne permettaient aux pays opprimés comme la Chine de s’engager dans la forme occidentale de modernisation. Il note qu’au niveau international, la lutte entre le capitalisme et le socialisme s’était exacerbée. La grave crise économique de 1929 et la montée des fascismes qui avait suivi étaient effectivement l’indice que la bourgeoisie faisait face à une profonde crise dont elle n’espérait sortir que par la violence et la dictature. L’émergence d’un Duce en Italie et d’un Führer en Allemagne n’était pas un accident de l’histoire, comme je l’avais établi dans ma préface à l’excellent livre de Bruno Guigue intitulé, Communisme (Paris, Editions Delga, 2022).
Il en fut de même de l’émergence du militarisme au Japon. Observant avec lucidité le mouvement de raidissement de la bourgeoisie impérialiste, Mao avait tiré la conclusion suivante : le capitalisme international, autre nom de l’impérialisme, interdit l’établissement d’une société capitaliste dans les pays dominés. Il avait noté que l’histoire moderne de la Chine était celle de l’agression des puissances impérialistes contre la nation, et celle du refus de la bourgeoisie conquérante de tolérer l’indépendance et le développement capitaliste dans les pays soumis. Le cas de l’impérialisme japonais en Chine était patent. Mao souligne que l’impérialisme japonais avait envahi la Chine, non dans l’intention d’y développer un capitalise national chinois, mais dans le but explicite de transformer purement et simplement la Chine en colonie.
Ainsi donc, soulignait-il, « c’est le Japon qui développe son capitalisme en Chine et non la Chine qui développe le sien ; c’est la bourgeoisie japonaise qui y exerce sa dictature et non la bourgeoisie chinoise. » Mao voyait là les spasmes d’agonie du capitalisme, autrement dit, de l’impérialisme. Il précisait que c’est parce qu’il était à l’article de la mort que le capitalisme vivait plus que jamais aux dépens des colonies et des semi-colonies.
Ce régime ne pouvait donc pas permettre à ces dernières d’établir quoi que ce soit de semblable à une société capitaliste, comme au centre, en Europe et en Amérique. Mais conclut : « C’est parce que l’impérialisme japonais est plongé dans une crise économique et politique grave et se trouve donc sur le point de périr qu’il doit nécessairement attaquer la Chine et la réduire en colonie, lui coupant la route qui mène à l’établissement d’une dictature bourgeoise et au développement capital national. »
S’agissant de la transformation que l’entreprise coloniale était susceptible d’apporter aux sociétés dominées, Marx lui-même avait pensé que la colonisation pouvait permettre l’installation en Orient par exemple, d’un système capitaliste achevé. Bien qu’il fût évident pour lui que la politique coloniale s’opposait à une telle évolution, qu’elle interdisait par exemple l’industrialisation des colonies, après avoir détruit l’artisanat, Marx était néanmoins convaincu qu’à long terme, rien ne pouvait empêcher le développement local d’un capitalisme, sur le modèle européen ou encore américain. Il dit qu’au pillage de l’Inde par l’aristocratie anglaise et le capital mercantile, devait succéder une industrialisation par la bourgeoisie de la métropole.
Le chemin de fer par exemple devait induire des industries autocentrées. Samir Amin prend un exemple. Il note que « les monopoles, dont Marx ne pouvait imaginer l’essor, vont empêcher qu’un capitalisme local, qui se constitue effectivement, puisse les concurrencer : le développement du capitalisme à la périphérie restera extraverti, fondé sur le marché extérieur ; il ne pourra dès lors pas conduire à un épanouissement achevé du mode de production capitaliste à la périphérie » (Cf. Samir Amin, Le développement inégal. Essai sur les formes sociales du capitalisme périphérique, Paris, Editions de Minuit, 1973, p. 172).
Ces rappels historiques permettent de souligner l’importance des choix philosophiques à la base de la modernisation chinoise. La véritable nature de ces choix sera précisée dans les prochaines publications.