mardi, septembre 10

La Chine exporte ses IA de surveillance

De Project Syndicate, par Martin Beraja, David Y. Yang et Noam Yuchtman – Le président américain George H.W. Bush a un jour fait remarquer « qu’aucune nation sur Terre n’a découvert un moyen d’importer les biens et services du monde entier tout en arrêtant les idées étrangères à la frontière ». À l’époque où les démocraties dominaient les technologies avancées, les idées que Bush avait à l’esprit étaient celles associées au modèle américain d’économie politique.

Maintenant que la Chine est devenue l’un des principaux innovateurs dans le domaine de l’intelligence artificielle, la même intégration économique ne risque-t-elle pas d’entraîner les pays dans la direction opposée ? Cette question est devenue particulièrement pertinente pour les pays en développement. Nombre d’entre eux sont non seulement fragiles sur le plan institutionnel, mais aussi de plus en plus liés à la Chine par le biais du commerce, de l’aide étrangère, des prêts et des investissements.

L’IA a été saluée comme la base d’une « quatrième révolution industrielle », mais elle fait également apparaître de nombreux nouveaux dangers. Les technologies de l’IA ont le potentiel de stimuler la croissance économique dans les années à venir, mais aussi celui d’attaquer les démocraties, d’aider les autocrates dans leur quête de contrôle social et de renforcer les « capitalistes de la surveillance » qui manipulent notre comportement et tirent profit des traces que nous laissons en ligne.

Depuis que la Chine a déployé de manière agressive la reconnaissance faciale par l’IA pour soutenir son propre État de surveillance, nous avons entrepris d’explorer les modèles et les conséquences politiques du commerce de ces technologies. Après avoir construit une base de données sur le commerce mondial de l’IA de reconnaissance faciale entre 2008 et 2021, nous avons trouvé 1 636 transactions entre 36 pays exportateurs et 136 pays importateurs.

Ce jeu de données nous permet de constater trois évolutions. Premièrement, la Chine dispose d’un avantage comparatif dans le domaine précis de l’IA de reconnaissance faciale. Elle exporte vers environ deux fois plus de pays que les États-Unis (83 contre 57 liens) et elle a conclu environ 10% d’accords commerciaux en plus (238 contre 211). Son avantage dans ce domaine est plus important que dans d’autres technologies d’avant-garde, telles que les matières radioactives, les turbines à vapeur, les lasers et les processus industriels qui en dérivent.

Divers facteurs peuvent avoir contribué à l’avantage comparatif de la Chine. Nous savons que le gouvernement chinois a fait de la domination mondiale en matière d’IA un objectif stratégique et de développement explicite. L’industrie de l’IA de reconnaissance faciale a bénéficié de la demande chinoise en matière de technologies de surveillance, obtenant ainsi souvent l’accès à de vastes ensembles de données gouvernementales. 

Deuxièmement, nous constatons que les autocraties et les démocraties faibles sont plus susceptibles d’importer l’IA de reconnaissance faciale de la Chine. Alors que les États-Unis exportent principalement cette technologie vers des démocraties matures (qui représentent environ deux tiers de leurs liens et trois quarts de leurs accords), la Chine exporte des quantités à peu près égales vers des démocraties matures et des autocraties ou des démocraties faibles. 

La Chine a-t-elle un penchant pour les dictatures ou exporte-t-elle simplement davantage vers les autocraties et les démocraties faibles, tous produits confondus ? Lorsque nous avons comparé les exportations chinoises d’IA de reconnaissance faciale à celles d’autres technologies de pointe, nous avons constaté que l’IA de reconnaissance faciale est la seule technologie pour laquelle la Chine affiche ce biais autocratique. Il est tout aussi remarquable que nous n’ayons trouvé aucun biais de ce type lorsque nous avons étudié les États-Unis.


Cette différence pourrait s’expliquer par le fait que les autocraties et les démocraties faibles se tournent spécifiquement vers la Chine pour obtenir des technologies de surveillance. Cela nous amène à notre troisième conclusion : les autocraties et les démocraties faibles sont plus susceptibles d’importer de Chine de l’IA de reconnaissance faciale les années où elles connaissent des troubles intérieurs. 

Les données montrent clairement que les démocraties faibles et les autocraties ont tendance à importer de l’IA de surveillance de Chine – mais pas des États-Unis – pendant les années de troubles, plutôt qu’à titre préventif ou après coup. Les importations de technologies militaires suivent une tendance similaire. En revanche, nous ne constatons pas que les démocraties matures importent davantage d’IA de reconnaissance faciale en réponse à des troubles. 

Une dernière question concerne les changements institutionnels plus larges dans ces pays. Notre analyse montre que les importations d’IA de surveillance chinoise lors d’épisodes de troubles intérieurs sont effectivement associées à des élections moins équitables, moins pacifiques et moins crédibles dans l’ensemble. Une tendance similaire semble se dégager des importations d’IA de surveillance américaine, bien que cette conclusion soit estimée avec moins de précision.

Dans le même temps, nous ne trouvons aucune association entre les importations d’IA de surveillance et la qualité institutionnelle dans les démocraties matures. Ainsi, plutôt que d’interpréter nos résultats comme l’impact causal de l’IA sur les institutions, nous considérons les importations d’IA de surveillance et l’érosion des institutions nationales dans les autocraties et les démocraties faibles comme le résultat commun de la recherche d’un plus grand contrôle politique par un régime.

Il est intéressant de constater que les autocraties et les démocraties faibles qui importent de grandes quantités d’IA de surveillance chinoise pendant les troubles sont moins susceptibles de devenir des démocraties matures que les pays équivalents qui importent peu d’IA de surveillance. Cela suggère que les tactiques employées par les autocraties en période de troubles – importation d’IA de surveillance, érosion des institutions électorales et importation de technologie militaire – peuvent s’avérer efficaces pour consolider des régimes non démocratiques.

Notre recherche s’ajoute aux preuves que le commerce ne favorise pas toujours la démocratie ou la libéralisation des régimes. Au contraire, l’intégration accrue de la Chine dans le monde en développement pourrait avoir l’effet inverse. 

Cela indique la nécessité d’une réglementation plus stricte du commerce de l’IA, qui pourrait s’inspirer de la réglementation d’autres biens produisant des externalités négatives. Dans la mesure où l’IA à tendance autocratique est formée à partir de données collectées à des fins de répression politique, elle s’apparente à des biens produits à partir d’intrants non éthiques, tels que le travail des enfants. Et comme l’IA de surveillance peut avoir des effets externes négatifs en aval, tels que la perte de libertés civiles et de droits politiques, elle n’est pas sans rappeler la pollution. 

Comme toutes les technologies à double usage, l’IA de reconnaissance faciale a le potentiel de profiter aux consommateurs et aux entreprises. Mais les réglementations doivent être soigneusement conçues pour garantir que cette technologie d’avant-garde soit diffusée dans le monde entier sans faciliter l’auto-cratisation.

David Y. Yang
Martin Beraja

Andrew Kao a contribué à ce commentaire.

  • Martin Beraja est professeur adjoint d’économie au MIT. 
  • David Y. Yang est professeur d’économie et directeur du Centre d’histoire et d’économie de l’université de Harvard. 
  • Noam Yuchtman est professeur d’économie politique et membre du All Souls College de l’Université d’Oxford.

 

Noam Yuchtman

Copyright : Project Syndicate, 2024.
www.project-syndicate.org

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