lundi, janvier 6

La mascarade monétaire des BRICS

De Project Syndicate, par Barry Eichengreen – Comme tous les grands rassemblements, le sommet des BRICS organisé le mois dernier à Kazan, en Russie, a été riche en séances photo. Il a donné lieu à un deuxième acte, encore une fois axé bien davantage sur les symboles que sur le fond : la publication d’un rapport par le ministère des Finances et la banque centrale de Russie concernant la nécessaire « amélioration du système monétaire et financier international », ce que nous pouvons traduire par « trouver une alternative au dollar, qui est utilisé comme une arme ».

Les expressions de mécontentement face à la domination du dollar sur la scène monétaire et financière mondiale remontent au moins à 1965, lorsque Valéry Giscard d’Estaing, alors ministre français des Finances, dénonça le « privilège exorbitant » du billet vert. Ce désir d’alternative a d’ailleurs joué un rôle majeur dans la création de l’euro, 34 ans plus tard.

Et c’est là que le bât blesse pour les BRICS (du nom de ses pays fondateurs que sont le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud). Trente-quatre années ont été nécessaires à la création de l’euro, qui a reposé sur un demi-siècle d’autres mesures d’approfondissement de l’intégration européenne et d’instauration d’institutions politiques communes. Or, malgré ces efforts, l’euro ne montre aucun signe de capacité à menacer le dollar, ni même à éroder un tant soit peu sa suprématie planétaire.

Les dirigeants politiques sur les marchés émergents ont également proposé une longue liste de substituts possibles au dollar. Aucune de leurs propositions n’a porté ses fruits. En 2019, le gouverneur de la Banque populaire de Chine (BPC), Zhou Xiaochuan, a suggéré de remplacer les réserves en dollar par les droits de tirage spéciaux (DTS) du Fonds monétaire international. Il est rapidement apparu que personne n’était particulièrement intéressé par la détention, et encore moins par l’utilisation, de cet actif artificiel adossé à un panier arbitraire de devises.

Les dirigeants chinois se sont alors engagés dans une campagne visant à promouvoir l’utilisation du renminbi dans les paiements internationaux. Les entreprises chinoises règlent en effet aujourd’hui une majorité de leurs transactions transfrontalières en renminbi. En revanche, au niveau mondial, le renminbi représente moins de 6% des règlements commerciaux, sachant par ailleurs que les contrôles de capitaux imposés par Pékin et qu’un certain nombre de problèmes de gouvernance limitent l’utilité de la monnaie chinoise pour les transactions financières. Bien que la Chine ait mis en place un système de paiements interbancaires transfrontaliers, les banques chinoises traitent seulement 3% environ des transactions journalières, en valeur, par rapport aux chambres de compensation basées aux États-Unis.

Des propositions ont ensuite été formulées pour la création d’une monnaie des BRICS, constituée d’une moyenne pondérée des devises des États membres, ou potentiellement adossée à l’or ou à d’autres matières premières. Une monnaie des BRICS basée sur un panier de devises ne convenait toutefois pas aux pays membres exportateurs. En l’absence d’équivalent pour les BRICS de la Banque centrale européenne (qui gère l’euro) ou du Parlement européen (auquel la BCE rend des comptes), plusieurs questions fondamentales – notamment celle de l’autorité de gestion – demeuraient sans réponse.

Une monnaie adossée à l’or séduirait évidemment les grands pays producteurs d’or tels que la Russie et l’Afrique du Sud. Les paiements seraient néanmoins coûteux, puisqu’ils impliqueraient l’envoi physique d’or. Si « adossé à l’or » devait signifier convertible en or aux prix du marché, alors l’unité ne serait pas stable. Et si cela devait signifier convertible à un prix fixe, cela reviendrait à enfiler le carcan de l’étalon-or.

Plus récemment, des discussions ont eu lieu autour d’un règlement en monnaie locale, comme celles qui ont occupé la Russie et l’Inde pendant une majeure partie de l’année 2023. Or, cette option ne pourrait fonctionner que si le commerce bilatéral était parfaitement équilibré, et si aucun des deux pays n’était intéressé par l’accumulation de la monnaie de l’autre. Les avantages du commerce multilatéral seraient perdus. Sans surprise, ces discussions entre la Russie et l’Inde n’ont mené nulle part – si ce n’est à Kazan.

Le rapport russe à l’issue du sommet des BRICS préconise une plateforme commune pour les paiements transfrontaliers, recourant à un ensemble de monnaies numériques des banques centrales des BRICS. Cette plateforme pourrait éviter de passer par le dollar, par le système bancaire américain et par le service de paiement interbancaire SWIFT. La Banque des règlements internationaux a contribué au développement d’une telle plateforme, baptisée Projet mBridge, avec la participation de cinq banques centrales, dont la BPC, qui en connaîtrait les détails techniques puisqu’elle les a conçus en grande partie. L’adhésion de marchés émergents supplémentaires pourrait permettre des règlements dans leurs propres monnaies, tout en préservant un minimum de multilatéralisme. Les participants pourraient être enclins à détenir les devises des uns et des autres si elles devenaient utilisables à bas coût dans l’ensemble du bloc.

Si la question technologique semble résolue, le problème de gouvernance demeure. Pour qu’il soit surmonté, il faudrait que les participants s’entendent sur la désignation des courtiers en devises sur la plateforme, ou sur les taux de change à appliquer. Ils devraient déterminer qui fournit les liquidités, et sous quelles conditions. Un mécanisme de règlement des différends devrait être mis en place. Les participants devraient convenir de lois et pratiques communes sur la protection des données et de la vie privée, ainsi que de mécanismes de protection contre les cybermenaces. Il leur faudrait s’entendre sur l’application de règles de lutte contre le blanchiment d’argent. Les membres devraient par ailleurs s’accorder sur l’adhésion de nouvelles banques centrales au fil du temps, ainsi que sur les parts de propriété et de vote, comparables à celles qui concernent SWIFT.

Dans la Déclaration de Kazan, les participants au sommet ont mollement « reconnu » le rôle des BRICS dans l’amélioration du système monétaire et financier international, et simplement « pris note » du rapport russe. Ne soyons pas étonnés qu’ils n’aient rien accompli de plus.

Barry Eichengreen est professeur d’économie et de sciences politiques à l’Université de Californie de Berkeley. Son ouvrage le plus récent s’intitule In Defense of Public Debt (Oxford University Press, 2021).

Copyright: Project Syndicate, 2024.
www.project-syndicate.org

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