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La modernisation socialiste aux caractéristiques chinoises : enjeux et défis

Analyse de Nkolo Foé, enseignant-chercheur en sciences humaines (philosophie) puis chef du Département de philosophie à l’Ecole normale supérieure, Université de Yaoundé 1(Cameroun), il a été professeur invité du Conseil pour le développement de la Recherche en Sciences sociales en Afrique (CODESRIA), à l’Université Fédérale de Paranà au Brésil.

Pourquoi une modernisation aux caractéristiques chinoises ?

Cette note de lecture concerne quelques écrits majeurs du leader communiste chinois Mao Tsé-Toung relatifs à la modernisation et à la Démocratie nouvelle. Il s’agit en fait d’une contribution théorique au sommet 2024 du Forum de coopération sino-africain (FOCAC), qui s’est tenu à Beijing les 4 et 5 septembre 2024. Placé sous le thème « Travailler ensemble à promouvoir la modernisation et à construire une communauté d’avenir partagé Chine-Afrique de haut niveau », cette importante rencontre a rassemblé autour du président chinois Xi Jinping, la quasi-totalité des chefs d’État et de gouvernement africains. Vu d’Afrique et du reste du monde, le « miracle chinois » reste une grosse énigme, surtout, saisi sous l’angle du socialisme aux caractéristiques chinoises. La question est donc de savoir ce qui fait la spécificité de la modernisation chinoise, au point de pousser les dirigeants chinois à fustiger la modernisation occidentale.

Au sommet du FOCAC, le président chinois a déclaré que l’approche occidentale en matière de modernisation était une source de souffrances immenses pour les pays en développement (Cf. « Discours liminaire du président chinois Xi Jinping lors de la cérémonie d’ouverture du sommet 2024 du FOCAC », Xinhua Éditeur : Huaxia09/05/2024). Cette déclaration signifie qu’il existe une alternative crédible à la voie occidentale et capitaliste de la modernisation. Cette question mérite d’être élucidée, dans le but de permettre aux partenaires africains du FOCAC et des Routes de la soie de se mettre au même niveau de compréhension que leurs homologues chinois.

Pour réaliser cette entreprise, le concept de démocratie nouvelle apparaît comme la porte d’entrée idéale. Au cœur de l’idéologie officielle chinoise, ce concept résume en fait le rêve chinois de libération nationale, d’émancipation sociale et de construction d’une économie industrielle puissante et d’édification d’une société socialiste moderne, hautement développée, à tous points de vue.

La modernisation chinoise est un défi au Siècle d’humiliation, avec son cortège de malheurs : les Guerres de l’opium (1839-1842 ; 1856-1860) ; les Traités inégaux, avec l’abolition de la souveraineté chinoise en matière commerciale et l’atteinte à l’intégrité territoriale du pays ; la guerre d’agression de la France et la destruction du chantier naval de Fujian (1883-1885) ; la campagne militaire en 1900 de l’Alliance des huit nations : Empire austro-hongrois, France, Allemagne, Italie, Japon, Russie, Royaume-Uni, États-Unis ; l’impérialisme japonais (1937-1945), avec le commerce de l’opium à grande échelle et surtout, la cruelle politique des « Trois Tout » : « Tue tout », « Brûle tout », « Pille tout ». C’est le traumatisme lié à ces tragédies qui avait convaincu la classe dirigeante chinoise de la nécessité de relever au plus vite le défi de la modernisation.

C’est dans ce contexte que l’homme de science et chef militaire Zuo Zongtang fut élevé au rang de gouverneur général du Fujian et du Zhejiang en 1863. Ce général faisait partie de cette élite progressiste convaincue que les malheurs du pays avaient pour origine son retard technologique. L’idée était donc d’introduire en Chine les technologies occidentales les plus avancées pour la construction des navires, la fondation des écoles, etc. L’arsenal de Fuzhou et son grand chantier naval, fondé, en 1866, grâce à l’assistance technique d’ingénieurs français, est sans doute le résultat le plus éclatant de ce rêve de modernisation/occidentalisation qui habitait les Chinois. C’est à cela que fait allusion Mao Tsé-Toung lorsqu’il évoque la quête obsessionnelle de la « vérité » auprès des étrangers d’Occident.

La frénésie pour les études qui s’était emparée du pays, poussa alors les Chinois aspirant au progrès, à dévorer une quantité énorme d’écrits censés leur révéler les « idées nouvelles » de l’Occident. Les efforts gigantesques pour acquérir la « science nouvelle » et domestiquer le secret de l’Occident expliquent l’envoi massif d’étudiants à l’étranger, en particulier dans les pays capitalistes. Sur le plan intérieur, la réforme de l’éducation avait abouti non seulement à l’abolition de l’antique système des examens impériaux, mais aussi à la multiplication des écoles modernes de type occidental. La volonté de rompre avec la « science ancienne », symbolisée par la culture féodale tant honnie était réelle, la conviction étant que seule la modernisation/occidentalisation pouvait sauver le pays. Et pour moderniser/occidentaliser la Chine, il importait de se mettre résolument à l’école de l’Europe et de l’Amérique. Si les pays capitalistes servaient de modèle, c’est bien parce que l’Occident symbolisait le progrès et la modernisation, du fait que cette région du monde avait réussi à édifier de puissants États bourgeois capitalistes modernes. Comme le souligne Mao, l’événement inattendu qui s’était produit avait pour nom, l’agression impérialiste. Celle-ci avait révélé à la nation chinoise le véritable visage de l’Occident. Les Chinois vaincus étaient vraiment désireux de s’instruire auprès de leurs maîtres blancs. Mais les élèves zélés avaient du mal à comprendre pourquoi ces derniers étaient toujours prompts à agresser les peuples qui se mettaient à leur école. C’est alors que les élèves frustrés se mirent à la recherche de voies alternatives, plus adaptées à leurs conditions nationales. D’où l’intérêt du concept de démocratie nouvelle.

La révolution de démocratie nouvelle, un concept opératoire

Comme fondement philosophique du projet chinois de modernisation, la démocratie nouvelle visait la libération nationale, l’émancipation sociale, la construction d’une économie industrielle à la mesure des défis de notre temps. Pour être précis, il s’agissait d’une réponse adéquate d’un pays semi-colonial et semi-féodal à la question essentielle de la domination étrangère, de l’oppression de classe et de l’arriération économique, sociale, politique et culturelle. Dans la philosophie de Mao, la démocratie nouvelle s’opposait à la vieille politique et à la vieille économie qui, en Chine, revêtaient deux aspects essentiels : le féodalisme depuis l’époque des Zou et des Qin, et le capitalisme étranger, conséquence directe des agressions impérialistes, des guerres de l’opium et des Traités inégaux. Société coloniale, la Chine l’était effectivement dans les régions soumises à l’impérialisme japonais. Société semi-coloniale, l’Empire du Milieu l’était également, notamment dans les régions contrôlées par le Kuomintang. Régime féodal et semi-féodal enfin, tel était fondamentalement l’ensemble du pays. Dans l’optique de la modernisation, ce sont donc ces formes politique, économique et culturelle, facteurs de paralysie, que la révolution de démocratie nouvelle avait pour mission d’éliminer. Mao dit : « Ce que nous voulons éliminer, c’est cette vieille politique et cette vieille économie coloniales, semi-coloniales et semi-féodales, et la vieille culture qui est à leur service » (« La démocratie nouvelle » (janvier 1940), dans Œuvres choisies de Mao Tsé-Toung, tome II, Éditions en langues étrangères, 1967, p. 365-366). Il précise que, par contraste, « ce que nous voulons édifier est tout l’opposé, à savoir la politique, l’économie et la culture nouvelles de la nation chinoise » (p. 366). Telle était la tâche principale assignée à la révolution chinoise.

Composante essentielle de la révolution mondiale, la révolution chinoise devait comprendre deux étapes essentielles. Premièrement, transformer la Chine en une société indépendante et démocratique, compte tenu de la nature coloniale, semi-coloniale et semi-féodale du pays, et deuxièmement, édifier une société socialiste moderne. Mao rappelle les moments-clés de la période préparatoire de la première phase de la révolution chinoise qui remonte à la Guerre de l’Opium, époque au cours de laquelle, sous la pression des puissances européennes conquérantes, la société féodale chinoise commençait à se transformer en société semi-coloniale et semi-féodale. Les autres moments-clés de ce processus étaient : le Mouvement des Taiping (1851-1864), la Guerre sino-française (1884-1885), la Guerre sino-japonaise (1894-1895), le Mouvement réformiste (1898), la Révolution de 1911, le Mouvement du 4 mai 1919, l’Expédition du Nord (1926-1928), la Guerre révolutionnaire agraire et enfin, la Guerre de Résistance contre le Japon (1937-1945). C’est au cours de ce siècle d’épreuves que la Chine avait fait l’expérience de la lutte contre l’impérialisme et le féodalisme, l’objectif étant l’édification d’une société indépendante et démocratique.

L’avènement de la République en Chine avait marqué une étape décisive dans cette évolution. Mais, par son caractère social, la Révolution de 1911 était d’essence bourgeoise, tout en faisant partie de la révolution démocratique bourgeoise mondiale. Selon Mao, un nouveau chapitre s’était ouvert tant avec la guerre impérialiste (1914-1917) qu’avec la Révolution bolchevique. Depuis ces événements en effet, le monde et la Chine étaient entrés dans une phase nouvelle, celle de la révolution socialiste prolétarienne mondiale. La raison était que la guerre impérialiste et la révolution socialiste en Russie avaient changé le cours de l’histoire universelle. De grande ampleur, ces événements avaient révélé au monde non seulement la décadence du capitalisme mondial, mais également le fait qu’il était désormais difficile pour les puissances capitalistes de survivre sans l’exploitation de leurs colonies et de leurs semi-colonies. Au cours de cette époque, quelque chose de nouveau avait eu lieu sur le front de la lutte anti-impérialiste : sous l’impulsion de Lénine et de la Troisième Internationale, la volonté affichée du premier État socialiste de l’histoire de soutenir les mouvements de libération dans les colonies et les semi-colonies. Dans la foulée, le prolétariat dans les pays du capitalisme avancé avait pris la résolution de rompre avec le social-impérialisme de la social-démocratie européenne, tout en se déclarant prêt à soutenir les forces populaires qui luttaient pour l’émancipation des colonies et des semi-colonies. Les conséquences de ces mutations furent décisives, dans la mesure où toutes les révolutions qui, dans les colonies et les semi-colonies, étaient dirigées contre le capitalisme international et l’impérialisme – autre nom de la bourgeoisie internationale -, relevaient désormais de la révolution mondiale socialiste prolétarienne. C’est dans ce contexte que les colonies et les semi-colonies s’étaient positionnées en tant qu’alliés indéfectibles de la révolution socialiste mondiale.

Mao nous apprend que, par son caractère social, la révolution dans les colonies et les semi-colonies dans sa phase initiale était essentiellement de type démocratique bourgeois, sa visée étant la voie capitaliste de développement. Mais dans les faits, souligne-t-il, « elle n’est déjà plus une révolution de type ancien, dirigée par la bourgeoisie et se proposant d’établir une société capitaliste et un État de dictature bourgeoise, mais une révolution de type nouveau, dirigée par le prolétariat et se proposant d’établir, à cette première étape, une société de démocratie nouvelle et un État de dictature conjointe de toutes les classes révolutionnaires. » C’est à ce titre qu’elle sert à frayer le chemin au socialisme (p. 358). Le but avoué de cette révolution était de saper les fondements de l’impérialisme. Elle pouvait donc recevoir l’approbation du socialisme et bénéficier, comme dans le cas de la Chine, de l’aide substantielle de l’État socialiste et du prolétariat international socialiste.

Il y a une idée de Staline que Mao reprend : la Révolution bolchevique avait permis l’élargissement de la question nationale, en la transformant de question particulière de la lutte contre l’oppression nationale en Europe en question générale de l’affranchissement des peuples opprimés, des colonies et semi-colonies, du joug de l’impérialisme ; elle avait également permis de jeter un pont entre l’Occident socialiste et l’Orient asservi, créant ainsi contre l’impérialisme mondial un nouveau front de révolutions qui s’étendait des prolétaires d’Occident aux nations opprimés de l’Orient (p. 369). Cela signifiait que les révolutions dans les colonies et les semi-colonies étaient désormais une partie intégrante de la révolution mondiale socialiste prolétarienne. Au cours de cette époque, la conviction était désormais faite que cette révolution avait pour colonne vertébrale, le prolétariat des pays capitalistes, et pour alliés, les peuples opprimés des colonies et des semi-colonies. Dans cette perspective, la question de la lutte de classe passait au second plan. Mao dit : « Peu importe, chez les peuples opprimés, quelles classes, quels partis ou individus participent à la révolution, et peu importe qu’ils soient conscients ou non de ce que nous venons d’exposer, qu’ils le comprennent ou non, il suffit qu’ils s’opposent à l’impérialisme pour que leur révolution devienne une partie de la révolution mondiale socialiste prolétarienne et qu’ils en soient les alliés » (p. 371).

Récapitulons. Mao dit que la révolution chinoise n’en est qu’à sa première étape en tant que révolution démocratique bourgeoise d’un type nouveau. Bien qu’elle ne soit pas encore une révolution socialiste prolétarienne, elle fait néanmoins partie de la révolution mondiale socialiste prolétarienne. La première phase de cette révolution ne saurait être l’édification d’une société capitaliste de dictature bourgeoise, dans la mesure où elle doit nécessairement se conclure par l’édification d’une société de démocratie nouvelle placée sous la dictature conjointe de toutes les classes révolutionnaires chinoises, à la tête desquelles se trouve naturellement le prolétariat chinois. Ce n’est que plus tard que les communistes feront passer la révolution à la seconde étape, qui correspond à l’édification en Chine de la société socialiste (p. 372).

La démocratie nouvelle et la question des classes sociales en Chine

Si Mao avait accordé une place si importante à la question des classes sociales, c’est parce que, dans la lutte pour l’indépendance nationale et l’émancipation sociale, leur étude minutieuse permettait de répondre à la question cruciale suivante : « Quels sont nos ennemis, quels sont nos amis ? », selon la première phrase d’un article intitulé : « Analyse des classes de la société chinoise » (Œuvres choisies de Mao Tsé-Toung, tome I, Éditions en Langues étrangères, Pékin, 1967, p. 9). Dans cette étude publiée en mars 1926, Mao expliquait l’échec des révolutions antérieures par leur incapacité à « unir autour d’elles leurs vrais amis pour porter des coups à leurs vrais ennemis » (p. 9). Mao dit : « Pour distinguer nos vrais amis de nos vrais ennemis, nous devons entreprendre une analyse générale des conditions économiques des diverses classes de la société chinoise et leur attitude respective envers la révolution » (p. 9). Le leader communiste avait donc réussi à identifier dans la société chinoise, sept principales classes sociales : la classe des propriétaires fonciers, la bourgeoisie compradore, la bourgeoisie nationale, la petite bourgeoisie, le semi-prolétariat, le prolétariat industriel et enfin, le lumpenprolétariat.

a)- La classe des propriétaires fonciers et la classe des compradors. Mao établit que dans la Chine économiquement arriérée et semi-coloniale de cette époque, la classe des propriétaires fonciers et la bourgeoisie compradore étaient les appendices de la bourgeoisie internationale. Quant à leur existence et leur développement, ils dépendaient de l’impérialisme. Mao précisait que ces deux classes représentaient en Chine les rapports de production les plus arriérés et les plus réactionnaires. À ce titre, elles faisaient obstacle au développement des forces productives du pays. C’est dire que l’existence de ces classes sociales était incompatible avec les buts de la modernisation.

b)- La moyenne bourgeoisie. C’est en fait la bourgeoisie nationale elle-même. Cette classe sociale particulière représentait les rapports capitalistes de production dans les villes et les campagnes chinoises. Face à la lutte révolutionnaire, dans un contexte de domination étrangère, la bourgeoisie nationale s’était distinguée par son inconsistance, son indécision et son flottement. Souffrant des coups rudes portés par le capital étranger, il lui arrivait de s’allier aux forces progressistes, en lutte contre l’impérialisme. Son flottement venait essentiellement de sa méfiance instinctive à l’égard du prolétariat et de son hostilité viscérale à la révolution sociale. En fait, la plate-forme politique de la bourgeoisie nationale était la création en Chine d’un authentique État bourgeois, capitaliste. La devise suivante résumait parfaitement sa stratégie politique : lever le bras gauche pour écraser l’impérialisme et lever le bras droit pour écraser le prolétariat !

c)- La petite bourgeoisie. Cette classe était essentiellement composée des paysans moyens, propriétaires, des entrepreneurs opérant dans le secteur de l’artisanat, des petits commerçants, des couches subalternes de la classe intellectuelle : étudiants, enseignants du primaire et du secondaire, petits fonctionnaires, petits employés, petits avocats, etc. Par son nombre comme par sa nature de classe, la petite bourgeoisie, qui se décomposait en trois groupes principaux, méritait une attention particulière. Très proches par leur condition économique de la bourgeoisie nationale, les membres du premier groupe partageaient avec cette dernière la poltronnerie et la méfiance à l’égard de la révolution. Ils représentaient l’aile droite de la petite bourgeoisie. Elle aussi désireuse de s’enrichir, malgré l’indifférence de Caishen, – le dieu chinois de l’argent et de la richesse -, la deuxième composante de la petite bourgeoisie était victime de la quadruple oppression et exploitation de l’impérialisme, des seigneurs de guerre, des propriétaires fonciers féodaux et de la grande bourgeoisie compradore. Bien que ouvertement hostiles aux « diables étrangers », aux « chefs de brigands » et aux despotes locaux, l’impuissance de cette composante de la petite bourgeoisie l’empêchait de s’engager dans la lutte, les étrangers et les seigneurs de guerre leur semblant invincibles. Mais, en aucune façon, ce groupe, qui constituait la moitié de toute la petite bourgeoisie chinoise, ne s’était opposé à la révolution en cours. La dernière composante de la petite bourgeoisie était principalement constituée de familles jadis aisées, désormais victimes du déclassement social et percluses de dettes. Important en nombre, les individus issus de ce groupe formaient l’aile gauche de la petite bourgeoisie. Mao avait souligné leur rôle décisif dans le mouvement révolutionnaire. L’expérience de la révolution avait appris au chef du mouvement communiste qu’en temps normal, les trois fractions de la petite bourgeoisie avaient chacune une attitude différente à l’égard de la révolution. Mais dans une période d’essor révolutionnaire, on voyait participer au mouvement non seulement les éléments de gauche, mais également ceux du centre. Emportés par l’élan révolutionnaire du prolétariat et de la gauche de la petite bourgeoisie, même les éléments de droite étaient contraints de prendre le train de la révolution.

d)- Le semi-prolétariat. Ce groupe comprenait : la vaste majorité des paysans appauvris travaillant en partie sur leur propre terre, en partie sur des terres prises à ferme ; les paysans pauvres sans terre ; les petits artisans ; les commis ; les marchands ambulants. Ces deux premières composantes formaient une masse rurale significative et incarnaient en Chine « le problème paysan », au sens propre du terme. Mais le trait commun du semi-prolétariat était que ses membres menaient une existence pénible du fait que certains ne disposaient que d’un faible revenu ou encore d’un capital insignifiant ; d’autres étaient sans terre, criblés de dettes, réduits à la mendicité ou encore contraints de vendre leur force de travail pour vivre. Dans l’ensemble, c’est la condition économique elle-même qui dictait la position des uns et des autres à l’égard de la révolution. D’où, le constat suivant de Mao : « les paysans semi-propriétaires sont plus révolutionnaires que les paysans propriétaires, mais moins que les paysans pauvres » (p.13). De la même manière, leur situation différant peu de celle des paysans pauvres, les petits artisans, les commis et les marchands ambulants étaient eux aussi très réceptifs à la propagande révolutionnaire.

e)- Le prolétariat industriel. À l’époque où Mao menait son étude, la classe ouvrière en Chine comptait deux millions de membres. Ce faible nombre s’expliquait par le retard du pays sur le plan économique. Qu’ils relèvent des chemins de fer, des mines, du transport maritime, de l’industrie textile ou encore des chantiers navals, nombreux étaient ceux qui vivaient sous le joug du capital étranger. Mais, malgré sa faiblesse numérique, le prolétariat industriel incarnait les nouvelles forces productives du pays et constituait la force la plus progressive de la Chine moderne. D’où, sa reconnaissance comme force dirigeante du mouvement révolutionnaire.

f)- Le lumpenprolétariat. Dans sa nomenclature, c’était la dernière classe sociale identifiée par Mao. Nombreuse, cette lie de la société comprenait principalement des paysans ruinés et des artisans au chômage. De tous les groupes de la société chinoise, ce sont les membres du lumpenprolétariat qui menaient l’existence la plus précaire et la plus pénible. Les sociétés secrètes où ils pouvaient trouver aide et réconfort, servaient également par moments, de plate-forme pour organiser la lutte contre les oppresseurs, bureaucrates et propriétaires fonciers. Les liens unissant leurs membres reposant sur des pratiques religieuses, voire superstitieuses, ces organisations rétrogrades étaient une impasse absolue. D’où, la facilité avec laquelle ils étaient manipulés, contrôlés et instrumentalisés par les oppresseurs à des fins réactionnaires.

À leur époque, Marx et Engels avaient déjà stigmatisé l’instrumentalisation par Bonaparte « de roués ruinés, aux moyens d’existence douteux, et d’origine également douteuse, d’aventuriers et de déchets corrompus de la bourgeoisie […], des vagabonds, des soldats licenciés, des forçats sortis du bagne, des galériens en rupture de ban, des filous, des charlatans, des lazzaroni, des pickpockets, des escamoteurs, des joueurs, des souteneurs, des tenanciers de maisons publiques, des portefaix, des écrivassiers, des joueurs d’orgue, des chiffonniers, des rémouleurs, des rétameurs, des mendiants, bref, toute cette masse confuse, décomposée, flottante que les Français appellent la bohème » (Karl Marx, « Le 18-Brumaire de Louis Bonaparte », dans Karl Marx, Œuvres choisies en trois volumes, Moscou, Editions du Progrès, 1976, p. 460). Dans La Guerre des paysans en Allemagne (Paris, Éditions sociales, 1974), Friedrich Engels écrit lui aussi : « Le lumpenprolétariat, cette lie d’individus dévoyés de toutes les classes, qui établit son quartier général dans les grandes villes, est de tous les alliés possibles, le pire. Cette racaille est absolument vénale et importune. Tout chef ouvrier qui emploie ces vagabonds comme gardes du corps, ou qui s’appuie sur eux, prouve déjà par là qu’il n’est qu’un traître au mouvement » (p. 36.) On sait comment, dans les années 1920-1930, le lumpenprolétariat avait servi de forces auxiliaires aux mouvements fascistes. Le contexte mondial était celui d’une lutte à mort opposant d’une part les forces de la révolution, et d’autre part, les forces de la contre-révolution. L’éventualité d’une extension à la planète entière de la révolution socialiste avait acculé les classes dirigeantes à des initiatives désespérées contre les organisations liées au prolétariat. C’est ainsi que furent mobilisées non seulement les débris de la classe moyenne ruinée, mais aussi les éléments les plus inciviques, les plus violents et les plus criminels du lumpenprolétariat, le but étant de mettre sur pied des unités combattantes contre-révolutionnaires.

Une approche inédite de la lutte de classe au sein de la nation

Avec le concept fécond de démocratie nouvelle, le génie de Mao avait consisté à établir une différence opératoire entre d’une part, les forces sociales qui constituaient des obstacles majeurs à la modernisation et au développement des colonies et des semi-colonies, et d’autre part, les forces sociales capables d’incarner le progrès économique et social et de soutenir l’effort de modernisation.

Dépassant la typologie de classe héritée de Marx, laquelle était fondée sur la contradiction fondamentale entre le Travail et le Capital, le prolétariat et la bourgeoisie, Mao était parti d’une toute autre considération, à savoir l’oppression nationale exercée par l’impérialisme. Pour lui, cette dernière était « la plus cruelle » de toutes les oppressions possibles. Mao finit par la considérer comme « le premier et le pire ennemi du peuple chinois » (Cf. « La révolution chinoise et le Parti communiste chinois », dans Œuvres choisies de Mao Tsé-Toung, tome II, p. 336). Dès lors, la question de l’alliance de classe devait désormais se décider en fonction de l’engagement spécifique de chaque groupe pour ou contre la lutte anti-impérialiste et antiféodale. Comme indiqué plus haut, Mao avait établi que la classe des propriétaires fonciers et la bourgeoisie compradore constituaient les véritables appendices de la bourgeoisie internationale, en même temps que leurs membres dépendaient de l’impérialisme quant à leur existence et leur développement. Il affirmait que pour les membres de ces classes sociales, une révolution, quelle qu’elle soit, était toujours pire que l’impérialisme lui-même (« La tactique de la lutte contre l’impérialisme japonais », dans Œuvres choisies de Mao Tsé-Toung, tome 1, p. 171). La question cruciale de savoir s’ils étaient ou non des esclaves coloniaux ne se posait pas pour ces classes. Il en était ainsi – et il en est toujours ainsi – parce que les propriétaires fonciers et les bourgeois compradors se distinguaient par la perte totale de tout sentiment national, sans oublier le fait que les intérêts de leurs membres étaient étroitement liés à ceux des oppresseurs impérialistes. Valets de l’impérialisme, ces classes représentaient définitivement « le camp de la trahison. » Mao avait noté qu’à l’opposé, toutes les autres classes de la société chinoise subissaient le joug de l’impérialisme, y compris la bourgeoisie nationale elle-même. Dans les faits, les intérêts de cette dernière étaient contradictoires tant avec ceux des propriétaires fonciers qu’avec ceux des bourgeois compradors. Mao avait souligné que bien que redoutant les conséquences ultimes de la révolution, la bourgeoisie nationale chinoise était dans l’ensemble hostile à l’impérialisme. Parce qu’il représentait les intérêts étrangers dans le pays, l’impérialisme constituait une menace réelle pour le développement des entreprises industrielles et commerciales nationales (p. 172). Mao avait alors expliqué que c’est parce que la bourgeoisie nationale chinoise était faible – la faiblesse constituant l’un des traits caractéristiques politiques et économiques essentielles d’un pays semi-colonial -, que les forces coloniales et impérialistes à l’œuvre osaient la maltraiter. Cette classe sociale pouvait donc partager avec les autres classes de la société chinoise, une certaine hostilité à l’égard de la domination étrangère, qui représentait la contradiction principale qu’il fallait prioritairement résoudre, afin de lancer le processus de modernisation de la Chine (p. 174).

Les trois aspects de la modernisation dans la théorie de la démocratie nouvelle

La modernisation politique dans le cadre d’un front uni national

Mao avait rappelé qu’avant le Mouvement du 4 Mai 1919, la direction politique de la révolution démocratique chinoise appartenait essentiellement aux intellectuels de la petite bourgeoisie et de la bourgeoisie, le prolétariat n’étant pas encore entré dans l’arène politique en tant que force sociale consciente et indépendante. Dans le champ révolutionnaire, les ouvriers n’étaient qu’une force auxiliaire des classes dominantes. Telle était la situation de la Chine pendant la Révolution de 1911. La situation s’était inversée avec le Mouvement de Mai 1919, car la direction politique de la révolution démocratique bourgeoise était passée aux mains du prolétariat, lequel était devenu une force politique consciente et indépendante (pp. 372-373). C’est dans ce contexte que le parti communiste chinois, créé en 1921, avait lancé le mot d’ordre « À bas l’impérialisme ! », tout en élaborant un programme révolutionnaire radical, cohérent, comme l’avait prouvé la Révolution agraire.

Dans ce contexte, quelle était donc la place de la bourgeoisie nationale chinoise ? Propre à une société coloniale et néocoloniale, opprimée par l’impérialisme, la bourgeoise nationale chinoise de cette époque gardait à certains moments, et jusqu’à un certain point, un caractère révolutionnaire dans la lutte contre l’impérialisme. Elle pouvait donc s’allier à la classe ouvrière et à la petite bourgeoisie pour combattre l’ennemi commun. Il existait ici une différence fondamentale avec la bourgeoisie de la Russie tsariste par exemple. Puissance impérialiste féodale et militaire, État agresseur par nature, la Russie possédait une bourgeoisie à sa mesure, c’est-à-dire, dépourvue de tout caractère révolutionnaire. Le prolétariat russe avait donc pour tâche principale la lutte contre sa bourgeoisie. L’idée de sceller une alliance avec les oppresseurs capitalistes eût été vue comme une trahison. En contraste, la Chine étant un pays colonial et semi-colonial, exploitée et soumise à toutes sortes d’agressions étrangères, sa bourgeoisie nationale pouvait donc avoir, à certains moments et jusqu’à un certain point, un caractère révolutionnaire. Il importait donc au prolétariat chinois de prendre en compte cette dimension révolutionnaire de la bourgeoisie nationale et de former avec elle un puissant front uni anticolonial, antiimpérialiste et antiféodal. L’essentiel était de veiller à ce que cette dernière ne s’arroge pas la direction politique du mouvement, en raison de l’inclination naturelle de ses membres au compromis avec les ennemis de la révolution et à la trahison. Mao dit : en Chine, quiconque saura conduire la nation dans la lutte anti-impérialiste et antiféodale gagnera la confiance du peuple. Or, précisait-il, l’expérience a administré la preuve que la bourgeoisie chinoise est incapable d’accomplir cette tâche essentielle qui incombe naturellement au prolétariat (p. 374). Voilà pourquoi les communistes chinois avaient posé le prolétariat, la paysannerie, les intellectuels et les autres fractions de la bourgeoisie comme les forces fondamentales seules capables de décider du destin de la nation chinoise. Ce sont donc ces classes sociales qui avaient été choisies pour constituer les éléments de base du nouvel État et du pouvoir politique de la république démocratique en construction, avec le prolétariat comme force dirigeante (p. 374). La république démocratique était donc appelée à rassembler tous les éléments anti-impérialistes et antiféodaux de la nation pour exercer une dictature conjointe, sous la direction de la classe ouvrière.

L’idée de « peuple », qui donne son sens au concept de « république populaire », est d’une importance capitale. Mao dit : « Dans la phase actuelle, le peuple, c’est la classe ouvrière, la paysannerie, la petite bourgeoisie urbaine et la bourgeoisie nationale » (« De la dictature démocratique populaire. En commémoration du 28e anniversaire du Parti communiste chinois (30 juin 1949) », dans Œuvres choisies de Mao Tsé-Toung, tome 4, Editions en langues étrangères, Pékin, 1969, p. 436). Le penseur communiste précise : « Sous la direction de la classe ouvrière et du Parti communiste, ces classes s’unissent, forment leur propre État, élisent leur propre gouvernement et exercent la dictature sur les valets de l’impérialisme, c’est-à-dire sur la classe des propriétaires fonciers et sur la bourgeoisie bureaucratique » (p. 436).

Dans son étude du 27 décembre 1935, Mao consacre tout un chapitre à la définition de l’idée de « république populaire » (« La tactique de la lutte contre l’impérialisme japonais », dans Œuvres choisies de Mao Tsé-Toung, tome I, Éditions en langues étrangères, Pékin, 1967). Dans le contexte de la lutte contre l’impérialisme japonais, Mao affirme que le gouvernement, fondé jusqu’ici sur l’alliance des ouvriers, des paysans et de la petite bourgeoisie urbaine, doit être réorganisé de manière à inclure des membres de toutes les autres classes désireux de participer à la révolution nationale. D’où, l’affirmation selon laquelle « notre gouvernement ne représente pas seulement les ouvriers et les paysans, mais toute la nation » (p. 185). La population chinoise étant constituée à environ 90% par le prolétariat et la paysannerie, il est juste que la république populaire représente en premier lieu les intérêts de ces classes fondamentales. Cependant, en rejetant l’oppression impérialiste pour donner la liberté et l’indépendance à la Chine, et en supprimant le pouvoir d’oppression des propriétaires fonciers, il est tout aussi juste que la république populaire profite non seulement aux ouvriers et aux paysans, mais également à toutes les autres couches du peuple. En somme, cela signifie que les intérêts de la classe ouvrière, de la paysannerie et du reste du peuple représentent dans leur totalité les intérêts de la nation chinoise (Mao, « La tactique de la lutte contre l’impérialisme japonais », dans Œuvres choisies de Mao Tsé-Toung, tome 1, p. 186).

Dans la conception de Mao, il est tout à fait légitime que le gouvernement de la république populaire ne représente point les intérêts des classes ennemies. Il exclut tout compromis avec les despotes locaux, la bourgeoisie compradore, tous étant décrits comme des laquais de l’impérialisme. Par conséquent, la république populaire « ne les considérera pas comme faisant partie du peuple, exactement comme à l’inverse, le « Gouvernement national de la République chinoise » de Tchiang Kaï-chec représente seulement la ploutocratie et non les gens du peuple, qui, pour lui, ne font pas partie de la nation » (p. 186). L’hostilité à l’égard des oppresseurs pouvait s’expliquer : « La bourgeoisie compradore et la classe des propriétaires fonciers vivent sur le sol chinois, mais elles ne tiennent pas compte des intérêts de la nation, et leurs intérêts sont en conflit avec ceux de la majorité. Comme nous ne rompons qu’avec cette petite minorité et n’entrons en lutte que contre elle, nous avons le droit de nous appeler les représentants de toute la nation » (p. 186). Au sujet des « droits du peuple », les communistes chinois étaient d’une grande tolérance. Mao avait décrété en effet que « tous les propriétaires fonciers et tous les capitalistes qui ne s’opposent pas à la Guerre de Résistance jouissent à l’égal des ouvriers et des paysans, des droits de la personne, du droit de propriété, du droit de vote, des libertés de parole, de réunion, d’association, d’opinion et de conscience » (Mao, « Au sujet de notre politique », dans Œuvres choisies de Mao Tsé-Toung, tome II, p. 482).

La question de la « structure politique » était importante aux yeux de Mao. Elle permettait en effet de voir « quelle forme une classe sociale déterminée entend donner à ses organes du pouvoir pour combattre ses ennemis et se défendre » (p. 376). Mao souligne qu’un Etat ne peut être représenté que par des organes de pouvoir adéquats. Voilà pourquoi, il recommandait pour le pays, l’adoption d’un système constitué des assemblées populaires, allant de l’assemblée populaire nationale aux assemblées populaires de province, de district, d’arrondissement et de canton, chaque assemblée ayant la capacité d’élire à tous les échelons, les gouvernements respectifs. Le système préconisé ici avait pour base le suffrage universel. Selon Mao, seuls les organes du pouvoir ainsi élus pourraient représenter chaque classe révolutionnaire, selon la position occupée dans l’Etat, exprimer la volonté du peuple, diriger la lutte révolutionnaire et incarner pleinement l’esprit de la démocratie nouvelle. Tel était, selon Mao, le sens du centralisme démocratique (p. 377).

Récapitulons. Dès sa conception, l’idée de démocratie nouvelle avait pour principe la théorie du bloc des quatre classes anti-impérialistes. Sur le drapeau de la République populaire de Chine, ces classes révolutionnaires de la société chinoise sont représentées par : la grande étoile, symbole de la direction du Parti communiste ; les quatre étoiles plus petites qui l’entourent, symboles des autres forces antiimpérialistes et anti-féodales, à savoir la classe ouvrière, la paysannerie, la petite bourgeoisie urbaine et enfin, la bourgeoisie nationale.

La modernisation économique : les sources profondes de l’économie de marché socialiste

Selon Mao, la république de démocratie nouvelle doit l’être, non seulement par son système politique, mais également par son système économique.

  • L’État, la bourgeoisie nationale et le capitalisme

Le destin du socialisme en Chine préoccupait sérieusement Mao. Voilà pourquoi il affirmait que dans la nouvelle république placée sous la direction du prolétariat, l’économie d’État devait nécessairement avoir un caractère socialiste. Cette économie d’État, socialiste, présentée comme la force dirigeante, était censée orienter l’ensemble de l’économie nationale. Mao enseignait que dans le cadre de l’économie nouvelle, les grandes banques et les grosses entreprises industrielles et commerciales devaient devenir propriété d’Etat (p. 378). Il précisait que toute entreprise appartenant aux Chinois ou aux étrangers ayant un caractère monopoliste ou dépassant, par son envergure, les possibilités d’un particulier comme la banque, le chemin de fer, les transports aériens, devait être administrée par la puissance publique, l’objectif visé étant d’empêcher le capital privé de dominer la vie économique de la nation. Était posée ici, la question fondamentale du contrôle du capital dans la république de démocratie nouvelle (p. 378).

Le rapport au capitalisme et à la bourgeoisie nationale est une source permanente de malentendus, lorsqu’il s’agit d’interpréter le socialisme aux caractéristiques chinoises. Du fait de l’arriération de l’économie chinoise, Mao et les communistes chinois étaient parvenus à la conclusion selon laquelle, il fallait composer avec la bourgeoisie nationale, jusqu’à un certain point. Mao dit : « Du fait que l’économie chinoise est encore très arriérée, la république ne confisquera pas la propriété privée capitaliste, à l’exception de la banque, du rail, du transport aérien, ni n’interdira le développement d’une production capitaliste, à moins qu’elle ne tende à dominer la vie économique de la nation » (p. 378). Mao avait précisé ces vues dans un article du 30 juin 1949 intitulé : « De la dictature démocratique populaire. En commémoration du 28e anniversaire du Parti communiste chinois » (Œuvres de choisies de Mao Tsé-Toung, tome IV, Éditions en langues étrangères, Pékin, 1969, pp. 429-444). Dans cet important article, le leader communiste souligne l’importance de la bourgeoisie nationale dans la phase transitoire de la révolution. Il dit : « Nous avons toujours l’impérialisme en face de nous, et c’est un ennemi très féroce. L’industrie moderne de la Chine ne représente encore qu’une très faible part dans l’ensemble de l’économie nationale […] Pour faire face à l’oppression impérialiste et porter son économie retardataire à un niveau plus élevé, la Chine doit mettre à profit le capitalisme des villes et des campagnes en faisant jouer tous les facteurs qui soient profitables, et non nuisibles à l’économie nationale et à la vie du peuple ; nous devons nous unir avec la bourgeoisie nationale en vue d’une lutte commune. Notre politique actuelle consiste à limiter le capitalisme et non à le supprimer. Mais la bourgeoisie ne peut jouer le rôle dirigeant dans la révolution ni ne doit occuper une place prépondérante dans le pouvoir d’Etat » (pp. 440-441).

Chez Mao, ces vues n’étaient pas nouvelles. Déjà, en 1935, dans un article du 27 décembre, intitulé « La tactique de la lutte contre l’impérialisme japonais » (Œuvres choisies de Mao Tsé-Toung, tome I, Pékin, Éditions en langues étrangères, 1967, pp. 169-197), Mao affirmait que « durant la période de la révolution démocratique bourgeoise, la république populaire n’abolira pas la propriété privé, à l’exception de celle revêtant un caractère impérialiste ou féodal et, loin de confisquer les entreprises industrielles et commerciales de la bourgeoisie nationale, elle en encouragera le développement » (p. 186). Il précisait : « Nous devons protéger tout capitaliste national qui n’accorde pas son soutien aux impérialistes ou aux traîtres de la nation. À l’étape de la révolution démocratique, la lutte entre le Travail et le Capital a des limites. La législation du travail de la république populaire protégera les intérêts des ouvriers, mais elle ne s’opposera pas à ce que la bourgeoisie nationale obtienne des profits et développe ses entreprises industrielles et commerciales, car ce développement nuit aux intérêts de l’impérialisme et sert ceux du peuple chinois. Il s’ensuit que la république populaire représentera les intérêts de toutes les couches du peuple en lutte contre l’impérialisme et les forces féodales. Le gouvernement de la république populaire s’appuiera principalement sur les ouvriers et les paysans et comprendra des représentants des autres classes en lutte contre l’impérialisme et les forces féodales » (pp. 186-187). Dans un écrit du 25 décembre 1940, Mao encourage les investissements capitalistes en Chine, dans la mesure où l’objectif est de développer activement l’industrie, l’agriculture et la circulation des marchandises. Le rapport des communistes au secteur privé est d’une grande souplesse. Mao écrit : « Il faut encourager les entreprises privées et ne considérer les entreprises d’État que comme un des secteurs de l’économie », l’objectif étant « d’assurer la satisfaction de nos besoins par nos propres moyens » (Mao, « Au sujet de notre politique », dans Œuvres choisies de Mao Tsé-Toung, tome II, p. 482). D’où, l’impératif d’ « éviter toute atteinte aux entreprises utiles, quelles qu’elles soient » (p. 482).

Depuis l’Ouverture et la Réforme, la part du secteur privé dans l’économie chinoise n’a cessé de croître, parfois même au détriment du secteur étatique dont la baisse régulière est constatée dans la production. Pour illustrer, le secteur public est passé de 78% en 1978 à 26% en 2011. Les chiffres récents attestent que depuis 2012, la part de l’économie privée dans le PIB a augmenté significativement, passant de moins de 50% à plus de 60%. Cette progression peut s’expliquer, dans la mesure où le nombre d’entreprises privées s’est considérablement accru, passant de 10,86 millions en 2012 à plus de 47 millions en 2022 (French.china.org.cn : « Les entreprises privées chinoises excellent dans le classement Fortune, mettant en évidence la vigueur de l’économie privée en Chine » (http://french.china.org.cn/business/txt/2023-08/03/content_98067624.htm). Le Quotidien du Peuple rappelle que « entre 2012 et 2021, le nombre d’entreprises privées a quadruplé, atteignant 44,575 millions, soit 92,1% de toutes les entreprises chinoises ». Pour l’année 2021 seulement, 8,525 millions d’entreprises privées ont été créées en Chine, et de janvier à février 2022, les importations et les exportations des entreprises privées avaient augmenté de 16,1%, représentant 18,2% du commerce extérieur. L’organe officiel du Comité central du Parti communiste chinois souligne le rôle décisif du secteur privé en tant que moteur du développement économique et social, les entreprises privées ayant puissamment « contribué à la croissance économique, à l’innovation, à la création d’emplois et à l’amélioration de la vie quotidienne » du peuple chinois (Le Quotidien du Peuple en ligne | 23.03.2022 : « Le nombre d’entreprises privées a quadruplé en dix ans en Chine » (http://french.peopledaily.com.cn/Economie/n3/2022/0323/c31355-9975126.html). Le même organe affirme que les entreprises en Chine « contribuent à plus de 50% des recettes fiscales du gouvernement et 60% des investissements sont entrés dans le secteur privé, qui réalise plus de 70% des innovations » technologiques. Enfin, le secteur privé représente à lui seul 80% des nouveaux emplois urbains et absorbent une grande partie de la jeune main-d’œuvre du pays.

En Chine, notamment sous Mao, il n’était pas envisageable que la bourgeoisie compradore et la classe des propriétaires fonciers bénéficient des mêmes privilèges que les autres classes de la société, dans la mesure où ces classes représentent les rapports de production les plus arriérés et les plus réactionnaires. À l’époque de Mao, ces classes étaient principalement représentés par l’aile droite du Kuomintang (Œuvres choisies de Mao Tsé-Toung, tome I, p. 10).

L’évocation de la classe des propriétaires fonciers nous permet maintenant de nous intéresser de près à la question paysanne qui est d’une importance capitale. Selon un mot de Staline, repris par Mao, la question paysanne se confond avec la question nationale elle-même. D’où, l’idée selon laquelle « la révolution chinoise est, au fond, une révolution paysanne » (Œuvres choisies de Mao-Tsé-Toung, tome II, p. 392). Cela signifie que la Guerre de Résistance à l’impérialisme japonais devait être vue comme « une guerre paysanne » (p. 392). Mao ne tarissait pas d’éloges à l’égard de la paysannerie ; il exaltait son rôle éminent comme base révolutionnaire solide, inébranlable. « Aller dans les montagnes » était pour lui un principe sacré. Là, précisait-il, « on organise des réunions, on travaille, on fait de la classe, on édite des journaux, on écrit des livres, on joue des pièces de théâtres », tout cela, au bénéfice des paysans, en raison de la contribution exceptionnelle de cette classe dans la Guerre de Résistance (p. 392).

La révolution agraire était une composante essentielle de la révolution chinoise. Ce n’est donc pas un hasard si les communistes avaient décidé de confisquer les terres détenues par les propriétaires fonciers, le but étant de les redistribuer aux paysans sans terre, selon un mot d’ordre de Sun Yat-sen : « La terre à ceux qui la travaillent. » (Cf. Œuvres choisies de Mao Tsé-Toung, tome II, p. 378). L’objectif visé par ces mesures était la liquidation des rapports féodaux et le transfert de la propriété de la terre aux paysans.

L’Etat de démocratie nouvelle admet l’existence d’une économie des paysans riches dans les zones rurales. Mao soulignait qu’à ce stade de la révolution, il n’était pas encore question d’établir une agriculture socialiste, bien que les diverses formes de coopératives qui s’étaient installées contenaient déjà des éléments de socialisme (p. 378). Pour lui, il était inacceptable de laisser « un petit nombre de capitalistes et de propriétaires fonciers dominer la vie économique du peuple ». Le leader communiste pouvait conclure : « Il ne faut en aucun cas établir une société capitaliste sur le modèle européen et américain, ni permettre à la vieille société semi-féodale de subsister » (p. 378).

Ces rappels historiques s’imposent : ils permettent de mieux saisir la philosophie et les grandes orientations de la modernisation et du socialisme aux caractéristiques chinoises.

La question de la modernisation culturelle

Comme forme idéologique, la culture résume les enjeux généraux de la démocratie nouvelle. Voilà pourquoi elle occupe une place centrale dans le projet maoïste de modernisation. D’un point de vue matérialiste, Mao dit que la culture est le reflet de la politique et de l’économie d’une société déterminée ; en retour, elle exerce une influence déterminante sur la politique, en tant que concentré de l’économie. La finalité de la modernisation s’éclaire ainsi. Mao rappelle que les éléments réactionnaires contenus dans la vieille culture sont une composante essentielle de la vieille politique et de la vieille économie. Symétriquement, la culture nouvelle visée par la révolution reste indissolublement liée à la politique nouvelle et à l’économie nouvelle.

Toute culture étant, sur le plan idéologique, le reflet de la politique et de l’économie d’une société donnée, comme nous venons de le voir, il existait donc en Chine une « culture impérialiste », reflet des rapports de domination imposée par les puissances étrangères depuis les Guerres de l’Opium et les Traités inégaux. Cette culture impérialiste coexistait avec une « culture semi-féodale », reflet de l’économie semi-féodale de la vieille Chine. Mao accusait la culture impérialiste et la culture semi-féodale d’avoir scellé entre elles une alliance impie, réactionnaire, pour entraver l’essor de la culture de démocratie nouvelle. Il affirme que ces cultures réactionnaires étaient au service de l’impérialisme et du féodalisme. Voilà pourquoi, elles devaient être abattues, pour être remplacées par la culture nouvelle, reflet des forces révolutionnaires montantes, à savoir la bourgeoisie nationale, la petite bourgeoisie, la classe ouvrière et la paysannerie. Mao rappelle que « la culture de démocratie nouvelle, c’est la culture anti-impérialiste et antiféodale des masses populaires » (p. 399). En visant les représentants de l’ « école européenne et américaine », il dénonce le despotisme de la culture bourgeoise en Chine (p. 405). La priorité de la révolution culturelle était d’abattre l’impérialisme étranger et les forces intérieures féodales, dans le cadre d’une révolution démocratique bourgeoise, le but immédiat n’étant pas le renversement du capitalisme. Mao pensait que c’était une grave erreur que de prétendre que la révolution « est ou devrait déjà être entièrement socialiste ». Mais, compte tenu du fait qu’il existait un facteur socialiste dans l’économie et la politique de démocratie nouvelle, alors, la culture nationale qui en était le reflet contenait également un facteur socialiste. Il écrit : « Si nous considérons l’ensemble de notre culture nationale, ce n’est pas entièrement en qualité de culture socialiste qu’elle fait partie de cette culture socialiste prolétarienne mondiale, mais en qualité de culture de démocratie nouvelle, de culture anti-impérialiste et antiféodale des masses populaires » (p. 406). La tâche culturelle la plus urgente consistait par conséquent à propager l’idéologie communiste et à intensifier l’étude du marxisme-léninisme, faute de quoi la Chine ne pourrait conduire sa révolution à l’étape ultérieure, socialiste, et encore moins, mener la révolution démocratique à la victoire. La clarification suivante s’impose : « Le contenu de la nouvelle culture nationale de la Chine, dans la phase actuelle, n’est ni le despotisme de la culture bourgeoise ni le pur socialisme prolétarien, mais la démocratie nouvelle, anti-impérialiste et antiféodale, des masses populaires, le rôle dirigeant étant assumé par la culture et l’idéologie socialiste du prolétariat » (p. 406).

Dans le même article, Mao avait précisé les caractéristiques principales de la culture de démocratie nouvelle. Selon le penseur communiste, cette culture est avant tout nationale, étant propre à la nation chinoise dont elle porte les caractéristiques. À ce titre, elle est au service de la lutte contre l’oppression impérialiste. La particularité de la culture de démocratie nouvelle est d’exalter la dignité et l’indépendance de la nation. Nationale et révolutionnaire, la culture nationale rejette toute forme d’alliance avec la culture impérialiste réactionnaire de quelque nation que ce soit. Progressiste et universaliste, la culture de démocratie nouvelle ambitionne de s’allier tant avec la culture socialiste qu’avec la culture de démocratie nouvelle de toutes les autres nations, et d’établir avec chacune d’elle des relations qui favorisent un enrichissement et un développement mutuels, dans la perspective de l’édification d’une nouvelle culture mondiale. Sous le leadership avisé de Mao, les communistes chinois recommandaient à la société chinoise d’assimiler autant que possible la culture progressiste des pays étrangers, dans le but de féconder la sienne propre. Mao écrit : « Nous devons assimiler tout ce qui peut aujourd’hui nous être utile et puiser non seulement dans la culture socialiste ou de démocratie nouvelle de notre époque, mais encore dans l’ancienne culture des pays étrangers, par exemple, dans la culture qu’ont connue divers pays capitalistes au siècle des Lumières » (p. 407).

L’attachement des communistes au siècle des Lumières et à la Révolution française est un fait remarquable. Marx, Engels, Lénine, etc., tous revendiquaient l’héritage des Lumières. Xi Jinping reste fidèle à cette ligne. Dans sa jeunesse, Faust de Goethe était l’une des œuvres préférées du président chinois (Cf. Liangjiahe Village. A Story of Chinese President Xi Jinping, Foreign Language Press/Shaanxi People’s Publishing House, 2018/2019, p. 86 sq.). C’est cet héritage du 18e siècle que Mao avait mis au service de la révolution chinoise.

Mao avait précisé l’autre atout majeur de la culture de démocratie nouvelle : elle est scientifique, affirme-t-il (Œuvres choisies de Mao Tsé-Toung, tome II, p. 408). Dans l’esprit des philosophes des Lumières, il précise que ladite culture « s’oppose à toute idée féodale et superstitieuse ; elle préconise la recherche de la vérité à partir des faits, la vérité objective, l’unité de la théorie et de la pratique » (p. 408). Rendant hommage au matérialisme philosophique, Mao enseigne que « c’est la recherche de la vérité dans les faits qui est l’attitude scientifique » (p. 363). Il souligne la fonction émancipatrice de la raison et de l’approche scientifique du réel : « Notre nation est plongée dans de profonds malheurs ; une attitude scientifique et le sens des responsabilités pourront seuls la conduire sur la voie de la libération » (p. 363). L’accent mis sur les faits, la vérité objective, l’unité de la théorie et de la pratique amène le penseur communiste à s’attaquer de front à la question fondamentale de la philosophie, celle de la relation de la conscience à l’être, de la pensée à la matière. Cette question peut ainsi se formuler : qu’est-ce qui est premier, l’idée ou la matière ? Les deux grandes variétés d’idéalisme, à savoir l’idéalisme subjectif et l’idéalisme objectif accordent la primauté à l’idée. Le matérialisme quant à lui, accorde la primauté à la matière. C’est parce que le marxisme-léninisme avait inspiré la révolution chinoise, avec son matérialisme dialectique et historique, que Mao accorde la primauté à la matière. C’est à ce titre que, sur le plan idéologique, il s’était attaqué de front à l’idéalisme. Pour lui, le choix entre le matérialisme et l’idéalisme devait déterminer la nature des alliances de classe dans la lutte contre l’impérialisme et le féodalisme. Ainsi, « le prolétariat chinois, avec sa pensée scientifique, peut constituer avec les matérialistes et les hommes de sciences de la bourgeoisie chinoise encore progressistes un front uni contre l’impérialisme, le féodalisme et la superstition ; mais il faudra se garder de jamais former un front uni avec un idéalisme réactionnaire quel qu’il soit » (p. 408). Sur le plan concret, c’est-à-dire, au niveau de l’action politique, des concessions à l’idéalisme sont possibles, mais, s’agissant de la vision du monde, les communistes révolutionnaires se garderont de s’incliner devant l’idéalisme et la religion. D’où la précision nécessaire suivante : « Les communistes peuvent établir, avec certains idéalistes, voire avec des croyants, un front uni anti-impérialiste et antiféodal sur le plan de l’action politique, mais ils ne devront jamais partager les conceptions idéalistes ou religieuses de ces derniers » (p. 408).

Par rapport à l’antique culture de la Chine, les vues des communistes sont d’une exceptionnelle lucidité. En effet, ils reconnaissent que durant les longs siècles de la société féodale, il s’était créé en Chine une brillante culture. La tâche révolutionnaire la plus urgente consistait donc à élucider le processus de développement de la culture antique, la débarrasser de ses scories féodales, le but étant d’en assimiler le contenu démocratique. C’est avec un profond respect que les communistes chinois considèrent l’histoire nationale. Mao disait : « Nous devons respecter notre histoire et non rompre avec elle » (p. 408). Mais, précise-t-il, « ce respect consiste à conférer à l’histoire une place déterminée en tant que science, à prendre en considération son développement dialectique, et non à glorifier le passé pour condamner le présent, ni à louer les éléments féodaux pernicieux » (p. 408).

Bilan et défis

Dès l’origine, c’est en termes rationnels que le Parti communiste chinois avait posé le problème de la fondation d’un Etat nouveau de démocratie nouvelle. L’idée d’une culture nationale et scientifique résumait parfaitement le projet général de modernisation socialiste qui visait à transformer la Chine politiquement opprimée et économiquement exploitée en une Chine politiquement libre et économiquement prospère, et à assurer le passage d’une Chine ignorante et arriérée à une Chine éclairée et avancée. L’assurance de Mao et de ses camarades était que « par leur union, la politique, l’économie et la culture de démocratie nouvelle donneront une république de démocratie nouvelle, une République chinoise digne de ce nom, la Chine nouvelle que nous voulons créer » (p. 409). Dans le projet chinois de modernisation, la formation d’un Front uni national avait joué un rôle décisif. Ce front uni était constitué des principales classes anti-impérialistes et anti-féodales du pays. Une approche nouvelle, intelligente et souple dans la lutte de classe s’imposait, comme l’a rappelé le préambule des statuts révisés du Parti communiste chinois lors de son 19e Congrès en 2017. Selon les communistes chinois, la Chine se trouve actuellement au stade primaire du socialisme et le restera encore longtemps. C’est une étape historique incontournable, car la Chine, qui était autrefois en retard sur le plan économique et culturel, progresse dans la modernisation socialiste. Cela prendra plus d’un siècle. Le document du parti souligne que le développement du socialisme en Chine doit partir de la situation propre au pays et suivre une voie socialiste propre aux réalités nationales.

À l’heure actuelle, précisent les statuts, la contradiction principale de la société chinoise est celle entre les besoins toujours croissants de la population en matière de vie meilleure et un développement déséquilibré et insuffisant. Ainsi donc, en raison de facteurs tant intérieurs qu’internationaux, une certaine lutte de classe continuera d’exister pendant longtemps et pourrait même s’intensifier dans certaines circonstances, mais cette lutte de classe ne constitue plus la contradiction principale. Dans l’édification du socialisme en Chine en effet, la tâche essentielle consiste à libérer et développer davantage les forces productives de la nation et réaliser progressivement la modernisation socialiste. À cette fin, il s’impose la nécessité de réformer les éléments et les domaines des rapports de production et de la superstructure qui ne sont pas adaptés au développement des forces productives de la nation (Constitution of the Communist Party of China, Revised and adopted on the 19th National Congress of the Communist Party of China on October 24, 2017, p. 3).

Avec le recul du temps, on peut dire que l’option pour l’ouverture et le « socialisme avec marché » est un choix judicieux, quelques décennies seulement ayant suffi à la Chine pour construire une urbanisation industrielle et productive, sortir plus de 800 millions de personnes de la pauvreté. De tous les pays du Sud, seule la Chine dispose d’un véritable système productif souverain.

Néanmoins, cette modernisation accélérée a engendré de nouveaux défis, l’un des plus importants étant lié à la progression rapide des idées de droite (Cf. Samir Amin, « Chine 2013 », dans La Pensée, 2013/3 (N° 375), pages 23 à 40 (https://www.cairn.info/revue-la-pensee-2013-3-page-23.htm). La libéralisation de l’économie et l’expansion de l’entreprenariat privé, notamment dans le secteur des hautes technologies, sont à l’origine de subtiles mutations idéologiques observées dans d’importants segments de la bourgeoisie chinoise, où des idées de droite favorables à la démocratie libérale occidentale cherchent à s’imposer. Voir comment la Chine affronte ces nouveaux défis importe au plus haut point. Un aperçu nous est fourni par Maya X. Guo, dans un livre d’entretiens avec Hu Angang, Gao Liang, Xiang Wenbo, Li Ling, Zhang Baijia et Jin Yinan intitulé : Trust in the Path. A New Model for a Rising Power, Beijing, Foreign Language Press, 2015). Elle dit: « Les partisans de la privatisation sont aussi des partisans de la démocratie occidentale, la recette américaine pour la Chine, que certains considèrent comme une panacée pour attaquer le système chinois ».

Gao Liang explique : « Ils ont vanté la privatisation et le système multipartite pendant des années. Leur objectif est de créer des turbulences en Chine – ils ne s’intéressent pas au bien-être du peuple chinois. Qui a quelque chose à y gagner ? Les grands capitalistes, bien sûr. Certains milliardaires chinois étroitement liés aux sociétés transnationales et au capitalisme occidental doivent également être heureux. Il en va de même pour les capitalistes transnationaux et le gouvernement américain. Plus ces groupes d’intérêts seront heureux plus la situation des Chinois ordinaires sera mauvaise. C’est un jeu à somme nulle d’intérêts nationaux. Qu’est-ce que l’intérêt national ? L’intérêt national est la condition préalable à ceux concernant l’unité nationale. Là où il n’y a pas d’État souverain uni et indépendant et de marché intérieur uni, aucun boom économique ni développement industriel n’est possible, sans parler des réalisations actuelles de la Chine et du bien-être du peuple » (Cf. Maya X. Guo, Trust in the Path. A New model for a Rising Power, Beijing, Foreign Language Press, 2015, pp. 063-064)**.

La pertinence du constat de Samir Amin se vérifie ici. Car, malgré les succès de la Révolution de 1949, l’affrontement entre la droite et la gauche chinoises ne s’est véritablement jamais arrêté, comme l’a révélé l’épisode chaotique de la Révolution culturelle. Le fait est que si les luttes sociales et politiques avaient réussi à vaincre complètement la vieille aristocratie foncière, il n’en fut pas de même des anciennes bourgeoisies compradores et bureaucratiques. Durant la Guerre de Résistance en effet, des membres de la classe moyenne – commis, fonctionnaires, industriels, intellectuels, etc.-, avaient rejoint la lutte aux côtés du Parti communiste chinois, par pur nationalisme, c’est-à-dire, loin de tout idéal communiste. Depuis l’Ouverture et la Réforme, la réussite fulgurante de quelques individus opérant notamment dans le secteur des nouvelles technologies a abondamment inspiré une certaine adhésion aux valeurs de droite. Ce sont surtout les classes moyennes éduquées, en expansion continue, qui font preuve d’une incroyable porosité aux idées et aux valeurs libérales.

Le Parti communiste chinois a pris la mesure des risques politiques et sociaux que représentent la progression des idées de droite et l’approfondissement des inégalités sociales. C’est le sens des mesures gouvernementales prises par exemple pour mettre un terme au business lucratif du tutorat en éducation. Avant son démantèlement, ce secteur pesait environ 120 milliards de dollars US, avec de grands groupes comme New Oriental Education & Technology, Tal Education Group, Koolearn Technology Holding Ltd, etc., lesquels avaient contribué à alourdir les charges financières des ménages. Certaines sources révèlent qu’en 2017 par exemple, 93% des ménages chinois finançaient des heures de tutorat pour les enfants, et 74% se trouvaient dans l’incapacité de faire face à d’autres besoins essentiels. Signalons également le dispositif anti-monopole visant les entreprises de haute technologie et les mesures répressives à l’encontre des géants de la livraison de nourriture, coupables de spolier les travailleurs spoliés avec des contrats iniques. La justesse de ces mesures est reconnue (Cf. https://www.ig.com/en-ch/news-and-trade-ideas/alibaba-share-price–analysts-see-91–upside-as-sell-off-intensi-210916). Le but final de ces mesures est de limiter l’emprise de la richesse capitaliste dans la société et les affaires publiques.

Au niveau doctrinal, le Parti communiste chinois promeut le concept de « prospérité commune ». Lors du 19e Congrès du Parti communiste chinois, Xi Jinping avait consacré une partie importante de son rapport à la dénonciation des « Quatre vices » entendus comme formalisme, bureaucratie, hédonisme, goût du luxe et recherche des privilèges. Selon le président chinois, ces vices suscitent un vif mécontentement au sein de la population en même temps qu’ils menacent la stabilité de l’Etat. Sévère, la lutte anticorruption s’étend à tous les domaines ; elle ne connaît ni tolérance ni zones interdites. Sont particulièrement visés, les « mouches (petits fonctionnaires), les « tigres » (hauts fonctionnaires) et les « renards (les corrompus en fuite à l’étranger).

Nkolo Foé

** « People who advocate privatization are also in favor of Western democracy, America’s prescription for China that is taken as a panacea by some people in order to attack Chinese system”. “They have trumpeted privatization and the multi-party system for years. Their goal is turbulence in China – they have no interest in the well-being of the people of China. Who has anything to gain from this? Big capitalists, of course. Some Chinese billionaires closely connected to transnational companies and Western capitalism must be happy, too. So are transnational capitalists and the American government. The happier theses interest group are, the worst will be the condition of ordinary Chinese people. This is a zero-sum game of national interests. What is national interest? The national interest is the prerequisite for those of the domestic unit. Where there is no united and independent sovereign state and no united domestic market, it is impossible to find economic boom and industrial development, let alone China’s current achievements and well-being of the people » (Cf. Maya X. Guo, Trust in the Path. A New model for a Rising Power, Beijing, Foreign Language Press, 2015, pp. 063-064).

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