De Project Syndicate, par Barry Eichengreen – L’année 1979 marque une période charnière dans les relations sino-américaines. Lors d’une visite historique aux États-Unis, le dirigeant suprême de la Chine, Deng Xiaoping, rencontre à l’époque le président Jimmy Carter à la Maison-Blanche, et assiste à un spectacle de rodéo à Simonton, au Texas, où il arborera un chapeau de cow-boy et charmera la foule. Illustration de la normalisation rapide des relations bilatérales durant la décennie qui suivra, les deux pays concluront un accord de coopération scientifique et technologique, qui servira de cadre pour réglementer la technologie, les échanges de scientifiques, d’universitaires et d’étudiants, ainsi que le développement de projets conjoints.
Quarante-cinq ans plus tard, cet accord historique n’a pas été renouvelé en 2024, victime d’une année d’élection présidentielle aux États-Unis, ainsi que de la montée des tensions entre les deux pays. Cette rupture vient s’ajouter aux taxes douanières américaines sur les importations chinoises, aux interdictions d’exportation de technologies avancées vers la Chine, ainsi que plus récemment à l’inscription de 42 entreprises chinoises supplémentaires sur une liste prévoyant des restrictions commerciales pour les sociétés ayant fourni du matériel à l’armée russe. Les relations économiques entre les États-Unis et la Chine sont aujourd’hui plus dégradées que jamais.
Les conséquences de cette situation sont majeures, dans la mesure où un certain nombre de problèmes économiques parmi les plus urgents au monde ne peuvent pas être résolus sans l’implication des deux pays. De même, pour remédier aux défis planétaires, une coopération active est indispensable entre ces deux puissances mondiales.
Plusieurs motifs d’espoir existent néanmoins. Au mois d’août, le déplacement à Pékin du conseiller à la sécurité nationale des États-Unis, Jake Sullivan – première visite officielle d’un titulaire de ce poste depuis 2016 – a créé la possibilité d’un dialogue constructif entre le président Joe Biden et le président Xi Jinping. Plus important encore, il n’est pas impossible que la prochaine administration américaine saisisse davantage la nécessité d’une coopération bilatérale, et qu’elle prenne des mesure pour rebâtir celle-ci.
Un point de départ en direction de ce rapprochement pourrait consister en une collaboration autour de la régulation de l’intelligence artificielle. À défaut d’une telle démarche conjointe, une course vers le bas sera inévitable, qui verra les États-Unis et la Chine fuir les réglementations susceptibles de les ralentir dans le développement de cette technologie révolutionnaire. Un accord réhabilité de coopération scientifique et technologique entre les États-Unis et la Chine constituerait le cadre idéal pour négocier un ensemble de normes appropriées.
Deuxièmement, une coopération doit intervenir face à la crise climatique, dans la mesure où seuls les plus grands pays, également les plus émetteurs de gaz à effet de serre, peuvent montrer la voie. L’accord de Sunnylands négocié en fin d’année dernière illustre une prise de conscience des deux camps concernant cette nécessité, et suggère qu’une possibilité de coopération pourrait encore exister entre les deux pays face au défi climatique.
Les progrès en la matière nécessitent également de tirer parti de l’expertise de la Chine dans la fabrication de produits verts. En rendant plus transparent son système de subventions, la Chine pourrait rassurer les États-Unis sur le fait qu’elle n’entend pas inonder les marchés mondiaux de panneaux solaires, d’éoliennes et de véhicules électriques. L’Amérique pourrait ainsi être incitée à supprimer les taxes douanières qui rendent plus coûteuse l’importation de produits technologiques verts chinois.
En réalité, un compromis doit être trouvé concernant le commerce de manière générale. Si la Chine accomplissait davantage pour stimuler sa consommation intérieure de biens manufacturés, les États-Unis auraient moins de raisons de s’inquiéter du déséquilibre commercial bilatéral ainsi que de l’excédent de la Chine vis-à-vis du reste du monde. Rééquilibrer de cette manière l’économie chinoise pourrait inciter à une réduction des taxes douanières bilatérales, et soutenir les efforts de redynamisation de l’Organisation mondiale du commerce.
La Chine et les États-Unis devront également travailler ensemble pour réduire le fardeau de la dette des pays à revenu faible, et pour les aider à financer leur transition écologique. De même, il leur faudra s’entendre sur un système limitant la compétition malsaine dans l’espace extra-atmosphérique. Enfin, leur intérêt commun à lutter contre la production ainsi que le trafic de fentanyl et autres produits stupéfiants constitue d’ores et déjà une évidence.
Plusieurs obstacles sérieux demeurent bien entendu sur la voie de la coopération : tensions autour des droits de l’homme, Taïwan, Ukraine, ou encore refus de la Chine de contribuer aux négociations pour une trêve au Moyen-Orient. Quant à la colère chinoise, elle porte notamment sur les politiques commerciales et technologiques américaines.
L’espoir serait que les États-Unis et la Chine parviennent à établir un cloisonnement entre les domaines dans lesquels les deux pays s’opposent de manière irréconciliable, et ceux dans lesquels ils peuvent coopérer, comme l’a suggéré l’économiste Fred Bergsten. Reste à voir si c’est réalisable.
Si Kamala Harris est élue, son administration insistera sur les violations des droits de l’homme par la Chine, et privilégiera les plaintes des syndicats américains. Si c’est le candidat républicain qui l’emporte, il est peu probable que Trump fasse volte-face et donne soudainement l’accolade au président Xi avec la même amabilité que celle qu’il réservait à d’autres dirigeants autoritaires tels que Vladimir Poutine, Viktor Orbán et Kim Jong-un.
Cela ne signifie pas que la politique américaine constitue le seul obstacle à des avancées. La semaine dernière, à mon arrivée à Shanghai à l’occasion du sommet du Bund, le guichet de l’immigration m’a demandé si je travaillais pour le gouvernement américain. Pour entrer, j’ai dû expliquer en détail que l’État de Californie, pour lequel je travaille indirectement, n’était pas le gouvernement fédéral. Cette question – ou plutôt cet interrogatoire – m’a inspiré peu d’optimisme quant à la relation bilatérale. Mais qui sait ?
Dans les affaires mondiales, les certitudes sont rares. Ce que nous savons en revanche, c’est que si une coopération beaucoup plus importante ne voit pas le jour entre les États-Unis et la Chine, le monde connaîtra de grandes difficultés.
Barry Eichengreen est professeur d’économie et de sciences politiques à l’Université de Californie de Berkeley. Son ouvrage le plus récent s’intitule In Defense of Public Debt (Oxford University Press, 2021).
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